Tribune sur les opérations extérieures de la France (Gazeta Wyborcza du 29 octobre 2014)

Le quotidien "Gazeta Wyborcza" a publié le 29 octobre une tribune de l’Ambassadeur de France en Pologne, M. Pierre Buhler, faisant le point sur les « OPEX », c’est-à-dire les opérations extérieures auxquelles participent –ou que conduisent seules-, les forces armées françaises engagées hors de nos frontières.

L’ambassadeur de France en Pologne : Il faut agir, pour la sécurité de tous, et la nôtre.

La France est le pays d’Europe le plus engagé hors de ses frontières. Pourquoi en est-il ainsi ? L’ambassadeur de France en Pologne Pierre Buhler l’explique pour Wyborcza.pl

Plus de 20 000 militaires français sont aujourd’hui déployés hors de la métropole. 7 500 d’entre eux participent à 26 opérations extérieures, le plus souvent en coalition, sur 4 continents et sur tous les océans. Les 12 500 autres préparent et soutiennent ces opérations à partir des bases françaises réparties sur l’ensemble de la planète, en territoire français d’outre-mer ou à l’étranger, sur la base d’accords de défense bilatéraux. Quant aux 195 000 militaires stationnés en métropole, la plupart sont susceptibles de participer un jour à une opération extérieure.

Les actions les plus emblématiques se sont déroulées ces dernières années en Libye, au Mali, en République Centrafricaine et aujourd’hui en Irak, sous la forme d’un appui aérien à ce pays. Il convient d’y ajouter de nombreuses missions moins connues, multinationales, telles l’opération Atalante de lutte anti-piraterie dans l’océan Indien, ou nationales, comme l’opération Harpie de lutte contre les trafiquants d’or en Guyane française.

Pourquoi donc nous impliquons-nous ainsi au-delà de nos frontières ?

Que fait la France, parfois à des milliers de kilomètres de ses côtes, dans des actions dont le rapport avec sa sécurité ou ses intérêts ne s’impose pas toujours d’évidence ?

J’ai jugé utile de m’en expliquer dans ces colonnes, car il arrive trop souvent encore que notre politique soit méconnue, caricaturée ou commentée avec des arguments de mauvaise foi.

Pourquoi, donc, notre pays est-il aussi engagé ? Parce que c’est ainsi que nous comprenons notre responsabilité dans le monde, notre responsabilité vis-à-vis de nos citoyens et de leur sécurité, notre responsabilité vis-à-vis de l’Union européenne et de nos concitoyens européens, notre responsabilité vis-à-vis de la communauté internationale.

Parce que nous sommes conscients de ce que le monde reste dangereux, de ce que des menaces graves peuvent y surgir, sans prévenir.

Parce que notre expérience historique nous rappelle que nous devons compter d’abord sur nos propres forces, ne jamais en présumer, mais aussi ne pas s’interdire de s’en servir lorsque les circonstances l’exigent. Parce que, enfin, nous savons que, aujourd’hui, la gravité de ces menaces se mesure moins que jamais à leur proximité de nos frontières.

On ne peut faire l’autruche

Agir relève d’un impératif majeur, dicté par l’engagement que nous avons pris, avec les autres signataires de la Charte des Nations Unies, de « maintenir la paix et la sécurité internationales ». Cet engagement nous oblige d’autant plus que la France est membre permanent du Conseil de sécurité.

Il ne s’agit nullement d’ériger notre pays en puissance justicière. Nous ne succombons pas davantage aux tentations de l’« esthétique de la guerre », selon la formule du politologue américain Andrew Bacevich. Mais nous ne pouvons permettre de penser notre sécurité dans le cadre de notre seul territoire national. La torpeur stratégique, l’indolence, la complaisance, et encore moins la « politique de l’autruche » ne sont pour la France des options. Négliger les « angles morts » expose à de douloureuses surprises stratégiques, dont les attaques du 11 septembre 2001 ont apporté la tragique illustration. Et que dire de cette année 2014, qui aura été celle de l’annexion de la Crimée par la Russie et de l’apparition subite, en Syrie et en Irak, d’une organisation terroriste capable de conquérir et conserver de larges territoires ?

C’est bien parce qu’elle entrevoyait ce même type de péril que la France a décidé, en janvier 2013, de porter assistance aux autorités du Mali pour prévenir l’effondrement de cet Etat sous les coups de boutoir de phalanges terroristes puissamment armées, et l’établissement, au Sahel, d’un dangereux sanctuaire d’Al Qaida. Grâce à cette intervention, qui a dû être décidée dans l’urgence, en l’espace de 24 h, grâce aussi à l’action subséquente de l’UE – y compris de la Pologne – la situation est aujourd’hui en voie de normalisation.

Ce qui compte, c’est la légitimité et l’efficacité

Toute opération extérieure, qui fait appel au recours à la force, doit d’abord répondre à un critère de légitimité. Respectueuse de ses obligations de droit international, la France s’interdit, conformément à l’art. 2.4 de la Charte, tout « recours à la menace ou à l’emploi de la force (…) de manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». C’est à ce titre qu’elle ne s’estime fondée à agir qu’en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité ou d’une demande d’aide formulée par un Etat souverain. Et c’est pour cette raison que notre pays s’est abstenu, en 2003, de participer à la guerre conduite en Irak.

Au-delà de sa légitimité internationale, une opération extérieure doit aussi reposer sur une légitimité interne. Les risques de pertes en vies humaines, le coût politique et budgétaire justifient que nos autorités recherchent toujours le soutien de la représentation nationale et de l’opinion publique. Les délais d’action peuvent être très brefs, mais le Président de la République, commandant en chef des forces armées, sait qu’il peut s’appuyer sur une communauté nationale acquise, à une large majorité, à la nécessité de l’action. Toutes les opérations extérieures conduites ces dernières décennies l’ont été avec le plein acquiescement de la nation, parce qu’elle en comprenait le sens et la finalité.

Le second critère qui préside à la conduite de nos opérations extérieures est celui de l’efficacité. Celle-ci est d’abord tributaire de la qualité de notre outil militaire. Avec un budget de défense de 31 Mds € seulement en 2014, plus de dix fois inférieur à celui des Etats-Unis, la France dispose d’une panoplie de moyens qui couvre tout le spectre des actions possibles. Je ne mentionne que pour mémoire notre dissuasion nucléaire, assurée par des sous-marins à la mer en permanence – sans aucune interruption depuis 42 ans – parce que ce socle de notre posture de défense doit être financé par ce même budget.

Nos gouvernements successifs ont veillé à doter nos forces armées d’armements et d’équipements adaptés à toutes les situations, y compris les plus critiques. Ils ont veillé à ce que nous ayons l’entière maîtrise de ces outils, à ce que leur mise en œuvre ne soit pas tributaires de codes-sources inaccessibles et de « boîtes noires », à ce que nous n’ayons pas à devoir solliciter, dans le feu de l’action, l’acquiescement, jamais certain, d’autrui au titre d’une « double clé » dans la décision d’emploi. Sans doute ce choix avait-il un coût additionnel, mais tel est le prix de notre liberté d’action, de notre indépendance, de notre autonomie.

Cette observation vaut pour l’ensemble de l’éventail des moyens d’une armée opérationnelle. Nos moyens nationaux d’observation et de renseignement nous mettent en position de coopérer efficacement avec nos partenaires, et de toujours ménager notre autonomie dans l’évaluation des situations, afin de ne dépendre de personne dans cette étape fondamentale qui doit éclairer toute décision, nécessairement lourde de conséquences. Depuis les pièces détachées jusqu’aux missiles de croisière, nos armements, nos plates-formes, nos moyens de communication doivent eux aussi répondre à ces mêmes exigences de totale liberté d’emploi.

Une expérience inestimable

Au final, ce dispositif nous permet d’affronter la diversité des situations, celle, géographique, des terrains d’opération, celle, fonctionnelle, des menaces et celle, politique, des objectifs recherchés. Dans un contexte de moyens limités, le traitement de cette diversité nécessite des capacités polyvalentes, aptes à couvrir tout type d’action.

C’est le choix qu’a fait la France, avec des capacités de haute technologie pour la coercition et d’autres, plus rudimentaires, pour la gestion de crise – même s’il nous faut reconnaître des lacunes capacitaires, à combler. Nos opérations récentes en Afghanistan, en Libye, au Mali, en RCA et aujourd’hui en Irak ont démontré que ce choix est le bon.

Moyennant quoi l’armée française jouit d’une expérience opérationnelle, aujourd’hui inégalée en Europe, et figure certainement, à cet égard, dans le peloton de tête mondial. La capacité d’entrer en premier sur un théâtre, avec un court préavis, puis d’engager de façon autonome et efficace la force armée dans la durée n’est pas un concept, mais une réalité. Les déploiements en opérations permettent par ailleurs le maintien au plus haut niveau de savoir-faire complexes – ceux des forces spéciales par exemple – ce que les exercices seuls sont incapables de garantir.

Quant aux armements et équipements, leur aptitude à l’emploi et au combat est sans cesse mise à l’épreuve dans des conditions réelles. La capacité qui en résulte pour nos armées force le respect tant des experts militaires que de nos alliés. Au premier rang de ceux-ci, les Etats-Unis, avec lesquels l’activité opérationnelle de la France a permis de fonder une relation bilatérale rénovée, de très grande qualité, fondée sur les opérations communes, mais également sur des coopérations stratégiques et la poursuite d’intérêts partagés.

Aucune solution militaire ne peut remplacer l’action politique

Toutes les menaces ainsi traitées ne sont pas, évidemment, justiciables de la seule action militaire. Celle-ci peut donner de la crédibilité à l’action politique et diplomatique, mais ne peut s’y substituer. Car la complexité est le trait marquant de la plupart des conflits contemporains, qui souvent se développent au sein même des États, à l’instigation d’acteurs dont il est difficile de discerner la nature exacte, les mobiles, les ambitions réelles. Il n’est pas rare que les lignes de fracture, politiques, ethniques et religieuses, soient instrumentalisées depuis l’extérieur.

L’action politique doit donc prendre le relais le moment venu. Les formes en sont nombreuses. Il peut s’agir de l’entrée en scène de forces d’interposition ou de maintien de la paix de l’ONU ou des organisations régionales de sécurité – par exemple, en Afrique, avec la MINUSMA au Mali ou la MINUSCA en RCA. Il peut s’agir également de démarches de reconstruction de l’Etat là où l’on a affaire à un « Etat failli », de formation de forces de sécurité ou de forces armées, de médiation, de tarissement des financements occultes…

Pour autant, le passage à une phase politique ne permet pas nécessairement un retrait de nos forces dans les conditions initialement envisagées. Si certaines opérations durent quelques jours, comme les évacuations de ressortissants, d’autres quelques mois, comme la Libye, en 2011, nombre d’entre elles durent bien davantage.

Nous sommes au Liban depuis 1978, au Tchad depuis 1986. Intervenir au loin a un coût humain, politique et financier significatif. Intervenir sur la longue durée engendre des coûts récurrents, dont le poids se fait sentir en période de contrainte budgétaire.

Il faut ajouter que, pleinement engagée dans le dispositif militaire de l’OTAN, la France assume ses obligations, qui elles aussi ponctionnent des ressources. S’ils ne relèvent pas de la même ligne budgétaire que les opérations extérieures, la participation aux exercices alliés – comme Steadfast Jazz il y a un an – ou les gestes de réassurance à l’occasion de la crise ukrainienne – les chasseurs français à Malbork ou les vols d’avions AWACS – tirent sur une ressource raréfiée par l’ampleur de notre engagement extérieur.

Partager équitablement les coûts

Mais le fardeau des opérations extérieures est, en période de rigueur budgétaire, de plus en plus lourd à porter. La valeur de bien public que revêt la sécurité ainsi dispensée au profit, notamment, de l’Europe justifie que ce fardeau soit plus équitablement partagé entre tous les bénéficiaires, c’est-à-dire les Etats membres de l’UE.

Lorsqu’il s’agit de prendre la relève de nos opérations conduites dans l’urgence à titre national, la France est amenée à se tourner vers les institutions de l’UE pour lancer une mission de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC). Si le soutien politique ne fait pas défaut, il en va différemment du soutien en nature, et les contributions annoncées par nos partenaires sont souvent insuffisantes, à telle enseigne que c’est à la France qu’il incombe de faire l’appoint pour ne pas mettre en péril les processus de transition fragiles.

Qui plus est, les coûts supportés par notre pays à ce titre ne sont pas, pour l’essentiel, éligibles à une prise en charge par le budget de la PSDC. Aujourd’hui, seuls peuvent être mutualisés, au titre du mécanisme appelé Athéna, certains coûts communs d’une opération de l’UE, qui ne couvrent que 15 % du coût total. C’est pour y remédier qu’en décembre 2013, le Président Hollande a obtenu du Conseil européen qu’il mette en chantier une réforme du fonctionnement de ce mécanisme. Nous en attendons qu’elle soit l’occasion pour nos partenaires européens de mesurer combien la sécurité de l’Europe est notre affaire à tous.

Pierre Buhler

NB : Les titres intermédiaires ont été ajoutés par la rédaction du journal

Dernière modification : 29/10/2014

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