Le même espoir [pl]

Brigitte Gautier

Le 13 décembre 1981 a permis à la société française de se rassembler autour d’une cause commune, de renouer avec le sens du lien.

[En version polonaise : vers de Jan Krzysztof Kelus, "PIOSENKA O MORZU"]

Le 13 décembre en Pologne : internement de militants de Solidarité, absence de liaisons téléphoniques, discours du général Jaruzelski annonçant l’imposition de la loi martiale pour une durée indéterminée, sauvetage miraculeux de plusieurs dirigeants syndicaux entrés dans la clandestinité : Bujak, Frasyniuk, Pinior.

13 décembre en France : nouvelle de l’instauration de la loi martiale en Pologne, déclaration peu diplomatique du ministre des affaires étrangères ("nous ne ferons rien") et une avalanche de manifestations à Paris et dans plus de cinquante autres villes, de pétitions, de lettres et des télégrammes de protestation adressés à l’ambassade de la république populaire de Pologne (acronyme polonais : PRL), de concerts de charité et la collecte de fonds importants. L’indignation atteint de telles proportions qu’elle surprend les Français eux-mêmes.

Il est impossible de comprendre cette protestation sociale sans se référer à août 1980. La grève à Gdańsk et dans d’autres villes polonaises a provoqué un énorme émoi en France à l’époque. Elle a été interprétée comme une lutte pour des syndicats libres et un défi au pouvoir communiste et à l’Union soviétique. Les syndicats avaient un slogan accrocheur : "Solidarité", un superbe logo inventé par Jerzy Janiszewski et une icône des travailleurs : Lech Wałęsa. La tension était grande à cette époque, tout le monde craignait l’invasion soviétique, mais il eut une fin heureuse à la Hollywood : les grévistes gagnèrent ! Pour la première fois depuis des temps immémoriaux, le courage, l’authenticité et la moralité ont remporté une victoire aussi spectaculaire dans la vie publique. Et le syndicat Solidarność a réuni 10 millions de personnes, ce qui était une chimère pour toutes les organisations syndicales françaises avec un million et demi de sympathisants.

La région de la Loire n’en fut que plus dégoûtée par le coup d’État communiste en Pologne. La loi martiale est devenue un test de caractère pour tous, y compris pour les Français. Les intellectuels Pierre Bourdieu, Michel Foucault et André Glucksmann ont immédiatement fait appel à la conscience et au sens de la justice des Français. Les syndicalistes français ont annoncé leur solidarité avec les Polonais et ont commencé à manifester. Jeunes et moins jeunes, de toutes les professions, classes sociales, religions et tendances politiques (à l’exception des sympathisants communistes) ont créé des comités de "solidarité avec Solidarność" et ont activé toute une aide.

Il fallait commencer par les questions les plus urgentes, par l’approvisionnement en denrées alimentaires de base, dont les pénuries exposaient le désespoir du socialisme réel davantage que les livres des dissidents. Des transports de médicaments et de nourriture partaient de toute la France dans des camionnettes conduites par des bénévoles. Les colis étaient envoyés aux paroisses de Pologne et au Comité du Primat de Pologne à Varsovie. Les grèves et les manifestations en Pologne étaient brutalement réprimées par les autorités haineuses. Nous avons rapidement compris que la lutte était devenue souterraine et qu’elle allait se poursuivre pendant longtemps.

Il s’est avéré que les envois de médicaments et de nourriture pouvaient également être utilisés pour faire passer du matériel d’impression. Une éruption de bulletins et de livres indépendants a accompagné la formation de Solidarité, et le mouvement de l’édition indépendante a continué à se développer. Par l’intermédiaire du Bureau de coordination du syndicat Solidarité à l’étranger, basé à Bruxelles, de sa branche parisienne et du fondateur des éditions NOWA, Mirosław Chojecki, les structures clandestines polonaises ont demandé des fournitures de ce type d’équipement. Certains Français étaient prêts à entreprendre cette mission, comme Jacky Challot, qui n’a été arrêté à Szczecin que lors d’un de ses nombreux convois. La France a exigé sa libération, qui a finalement eu lieu après un simulacre de procès et le paiement d’une rançon.

Il y avait aussi des passeurs qui allaient en Pologne avec de l’argent, et pas mal d’argent, car la société française était très généreuse envers Solidarność. Les centrales syndicales françaises ont organisé des formations pour les imprimeurs, des stages pour les journalistes et des camps d’été pour leurs enfants. Les syndicalistes ont maintenu le bureau parisien du syndicat Solidarność et ses cinq employés.

Le 13 décembre a permis à la société française de se rassembler autour d’une cause commune, de raviver le sentiment d’une union. Le peuple français s’est dressé contre la lâcheté, le mensonge et le cynisme, il a fait preuve de courage.

Comme l’a écrit Pierre Lévy, ancien ambassadeur de France en Pologne : "La création et le développement du syndicat polonais ont peut-être été l’une des premières ’affaires européennes’ - pour reprendre l’expression de Michel Foucault - unissant l’Est et l’Ouest de l’Europe dans un même espoir".©

BRIGITTE GAUTIER est chercheuse en littérature et traductrice, maître de conférences à l’Université de Lille. De 1985 à 1990, elle a travaillé à l’antenne parisienne du bureau de coordination du syndicat Solidarité à l’étranger.

L’article paru en ligne sur le site de Tygodnik Powszechny (décembre 2021).

Dernière modification : 09/12/2021

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