Discours de l’Ambassadeur pour l’ouverture de la Nuit des idées en Pologne - 26 janvier 2017

Madame l’Ambassadrice de Belgique,
Mesdames et Messieurs, chers invités,

J’ai appris que le directeur, M. Michał Merczyński, est souffrant et ne pourra pas être parmi nous ce soir. Je lui adresse mes meilleurs vœux de rétablissement.

C’est un grand plaisir pour moi de me retrouver ce soir parmi vous pour la première édition de la Nuit des idées en Pologne. Je souhaite à nouveau, après Stanislas Pierret en introduction de la soirée, remercier nos partenaires, tout particulièrement le NiNa, le Centre de civilisation française et d’études francophones de l’université de Varsovie, ARTE, sans oublier l’association Storycode et l’association MakeSense. Vous nous proposez des parcours très riches à travers l’histoire, le cinéma mais également les nouveaux médias et formes d’expression.

Quelques mots d’abord sur le sens de cet événement. Une nuit pour penser, une nuit pour réfléchir tous ensemble, en même temps, de son ouverture à Tokyo (jeudi midi heure française), jusqu’à sa clôture à Los Angeles. J’ai eu la chance de participer à la première édition à Paris en janvier 2016 qui a rencontré un véritable succès. Plus de 4000 personnes étaient au Quai d’Orsay pour échanger avec de grandes voix françaises et étrangères sur le monde de demain. J’en garde un grand souvenir : ce foisonnement d’idées, un public avide de débat, les oreilles écarquillées, la parole libérée, ces participants jeunes et moins jeunes, assis sur le parquet du Salon de l’Horloge, lieu prestigieux et historique du ministère des affaires étrangères où le traité de Versailles fut préparé, où Robert Schuman prononça le 9 mai 1950 sa déclaration sur l’Europe, l’acte de naissance de notre Union européenne.

Ce soir, la Pologne et Varsovie s’inscrivent dans cette grande effervescence dans les 40 pays et les 50 villes qui proposent des manifestations autour du thème : Un Monde Commun. Philosophes, chercheurs, artistes et écrivains échangeront avec le public lors de cette nuit où les enjeux du moment seront placés sous les feux croisés de la réflexion philosophique, des savoirs scientifiques, des pratiques artistiques et des expériences littéraires.

Ici nous avons fait le choix d’intituler cette soirée « le pouvoir de la création » et de rendre hommage à cette occasion à Andrzej Wajda.

L’annonce de sa disparition a suscité en France une immense émotion. Comme vous le savez, il comptait de nombreux amis et d’innombrables admirateurs dans mon pays.

Son œuvre puissante, son énergie créatrice face à l’adversité, son engagement inlassable pour la démocratie et la liberté, en font une figure éminente de l’histoire de la Pologne et de notre Europe, avec ses espoirs et ses tourments.
La France est fière de l’avoir honoré en le distinguant dans l’Ordre de la Légion d’honneur, dans celui des Arts et Lettres et en le recevant à l’Académie des Beaux-Arts. Sa Palme d’Or du Festival de Cannes, en 1981, récompensant « l’homme de fer », sera comme un flambeau dissipant les ténèbres qui enveloppaient alors la Pologne. Je garde un souvenir ému de ses obsèques à Cracovie de ses amis entourant Krystyna Zachwatowicz-Wajda, de cette foule polonaise chargée d’émotion défilant émue au cimetière.

Mais cet hommage à cette grande figure est aussi l’occasion d’élargir la perspective et de s’interroger sur le pouvoir de la création. Ce thème a pour moi, de multiples significations que je livre à notre réflexion commune.

C’est d’abord le pouvoir de l’artiste à investir le monde. La définition du poète par Victor Hugo, - « le poète est un monde enfermé dans un homme » -, s’applique parfaitement à un artiste, à un cinéaste, un écrivain. Du plus profond de son être, à partir de son énergie personnelle, de ses tourments, de ses visions comment un individu arrive-t-il à sortir de lui-même pour s’exprimer par une œuvre littéraire, cinématographique, ou plastique ? Par quel mystère arrive-t-il à rencontrer l’Autre, ou plutôt, pour employer un terme simple, son public. N’est-ce pas le premier pouvoir de la création ? J’ai en tête un exemple, pour moi très parlant, celui de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature. Une œuvre si intérieure, si française, si parisienne, le Paris de l’occupation allemande, tellement hanté par certains quartiers, les rafles, les rencontres louches avec des gens aux noms improbables. Et un écrivain qui a des rapports si difficiles avec la parole, comme il le dit lui-même.

En apparence donc, une œuvre d’un accès difficile qui pourtant a tant d’échos dans le monde, comme le prouve la récompense du Nobel. Je laisse la parole à Patrick Modiano pour expliquer ce processus de création en citant un extrait de son discours de réception du prix Nobel.

Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. A mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.

Voilà un exemple très particulier. D’autres créateurs évoqueraient différemment leur travail. A cet égard, le film d’Andrzej Wolski est particulièrement instructif. J’imagine que ceux qui ont travaillé avec le maître, comme Andrzej Seweryn et Jerzy Radziwilowicz, nous apporteront leur éclairage.

Car la même question s’applique à Andrzej Wajda, à son œuvre si polonaise dont les résonances sont si fortes en Europe et au-delà. Etre polonais, ce n’est pas une nationalité, c’est un destin, disait-il. Son œuvre est largement inspirée par ce destin. Mais elle touche même ceux qui ont des expériences historiques différentes parce qu’elle traite de la liberté, de la lutte contre les oppressions de toutes sortes, les destins individuel qui se bâtissent dans l’histoire collective. Lui-même était engagé dans la résistance contre le nazisme dès son plus jeune âge, puis contre le communisme. Il soutient Solidarnosc.

Son œuvre puissante porte un message intemporel de liberté qui a parlé à la France dès ses débuts. Elle a incarné avec force les valeurs démocratiques, sans pour autant céder sur les exigences artistiques.

Le film que nous venons de voir est particulièrement émouvant pour moi. Les années noires du stalinisme, à travers la vie torturée de Wladyslaw Strzeminski, nous révèlent une époque sombre de l’histoire polonaise. Ce qui est touchant, c’est que ce film nous parle de la condition de tous les artistes, de tous ceux qui cherchent à penser de manière libre et indépendante. Une liberté qui est chère à la France. Jozef Czapski, un autre artiste polonais, est aussi présent dans l’œuvre de Wajda. Après avoir échappé au massacre de Katyn, il a survécu avec ses compagnons de captivité dans un camp russe en leur faisant des conférences sur Proust. C’est ce magnifique livre « Proust contre la déchéance », une œuvre en soi. La Duchesse de Guermantes pour survivre, à nouveau le pouvoir de la création, son énergie vitale, comme une bouée de sauvetage. Cet artiste a été obligé de vivre en exil, à Maisons-Laffitte, en banlieue parisienne. Car Maisons-Laffitte, comme vous le savez, c’était un haut lieu de refuge des intellectuels et des artistes polonais, c’est la revue Kultura, un peu de Pologne libre en France.

Et enfin évidemment, le pouvoir de la création, c’est l’engagement politique, la capacité à faire réfléchir, à instiller du doute dans les certitudes totalitaires.

De tout cela, nous allons débattre. Nous aurons le plaisir de recevoir deux grands acteurs Andrzej Seweryn et Jerzy Radziwilowicz. Nous accueillons également, pour élargir notre débat, Rafael Lewandowski, réalisateur franco-polonais, qui a abordé les questions de l’exil dans « la dette », ainsi que Pascal Bruckner, romancier et essayiste français dont l’engagement contre les totalitarismes est connu de tous. Il a lui aussi touché au cinéma avec l’adaptation cinématographique de son roman « Lune de Fiel » par Roman Polanski. Nicolas Maslowski, directeur du centre de civilisation et d’étude francophone de l’Université de Varsovie, animera nos réflexions.

Je voudrais maintenant conclure.

Vous le savez, la France croit en « l’exception culturelle ». Elle s’emploie aussi à développer la francophonie, le goût de la culture française, le rayonnement de ses artistes et des institutions culturelles. Tout cela est très classique, me direz-vous à juste titre. Chaque pays essaye de faire de même avec plus ou moins de moyens.
Ce qui est moins classique, c’est notre désir d’offrir à nos amis Européens et au-delà des espaces de débat, des espaces de liberté, des lieux d’accueil, y compris pour répondre aux situations les plus sombres, l’exil, réalité que nombre de Polonais ont connu ; offrir aussi des espaces de création.

Nous en avons tant besoin dans le monde d’aujourd’hui. Faisons ensemble de cette Nuit des idées un succès, et n’oublions pas de réfléchir demain matin.

Merci de votre attention.

Permettez-moi désormais de rejoindre nos invités et céder la parole à notre hôte pour notre première connexion en direct avec la Nuit des idées EuropeanLab Winter Forum à Paris - “Des subcultures à l’engagement citoyen : alternatives et résistances”.

Dernière modification : 30/01/2017

Haut de page